samedi 24 janvier 2015

Mercredi, c'est Charlie

Je n'ai pas posté depuis le six janvier...
Non que je pense que la vie doive s'arrêter, ou que celles et ceux qui ont continué à bloguer, ou posté dans la foulée, soient insensibles. Chacun réagit comme il peut, à sa manière. Simplement, je ne pouvais pas. J'étais, littéralement, sidérée, atterrée, dévitalisée. Pour la première fois de ma vie, je n'ai ni dormi ni mangé pendant plus de 48 heures. Sans même y penser, hors de moi-même. Puis j'ai eu envie de poster ici, mais je ne savais pas comment. J'étais sans colère, sans peur, mais l'esprit encerclé d'une muraille de journaux en flammes qui crachaient sans fin les cendres de ceux que j'aimais, de ceux qui les protégeaient, les aidaient, de ceux qui n'avaient rien fait, de ceux qu'on avait lobotomisés.
Je ne parviens pas à retrouver l'auteur de ce dessin...
Cela fait dix ans que je lis Charlie tous les mercredis. C'est mon rituel, depuis ma majorité, celui qui scande le milieu de la semaine. Je ne me suis jamais abonnée, parce que j'aimais aller chercher mon journal et l'emporter pour goûter, boire un verre ou pour déjeuner, parfois avec quelqu'un qui l'aimait aussi et qui riait avec moi, parfois seule, et mes éclats de rire étouffés allaient flirter avec les verres des tables voisines. Suite à leur appel, je m'apprêtais à le faire.
J'aimais certains des journalistes et dessinateurs de Charlie comme on aime des amis dont on sait qu'ils répondront toujours présent pour nous réconforter et nous tirer hors de nos schémas de pensée. Je pleure encore, même s'ils n'auraient pas aimé ça, lorsque je tombe sur les regards rieurs, brillants et doux de Maris et de Cabu.
D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été fascinée par le talent des caricaturistes de presse, par l'instantanéité saisissante de leurs dessins, leur sens de l'observation et leur aptitude à me faire sourire du pire, afin de mieux le vivre et de supporter d'y réfléchir. Je les cherchais avidement, le jour de la rentrée, dans le nouveau manuel d'histoire.

Je commençais toujours par "l'apéro de Bernard Maris", un homme que j'estimais, que j'appréciais plus que beaucoup, et par "Les couvertures auxquelles vous avez échappé". Joyeusement provocantes... D'aucuns diraient que mieux vaut éviter les problèmes... mais la liberté d'expression ne s'use que si l'on ne s'en sert pas, et la justice a toujours protégé Charlie Hebdo des ennemis de la république laïque.
Après l'incendie du cinéma lors de la projection de La Dernière Tentation du Christ, des opposants au film ont admis qu'ils ne l'avaient pas visionné... De même que bien des gens scandalisés par les caricatures, et intellectuellement malhonnêtes, n'ont jamais ouvert et lu ce journal qui, je peux en témoigner, a publié un nombre incalculable d'articles de fond, d'interviews de proscrits des pays aux prises avec le radicalisme, de chroniques, de dessins prenant la défense du monde musulman et de l'islam lumineux, qui exista autrement qu'à la marge, et duquel certains intellectuels musulmans espèrent désespérément le retour.
On attendrait la caricature du caricaturiste... on a eu son exécution froide et sans implication.
Mercredi, c'était Charlie. Mercredi, c'est toujours Charlie, grâce au courage ahurissant de ceux qui sont restés. Mercredi, ce sera toujours Charlie pour moi. Symbole, non, ça les embête, mais sacrément seul, différent, et sacrément courageux. Préférer la faillite à la pub...
Même si je trouve dangereux de limiter le rire (pour moi, la phrase "c'est pas drôle" peut sanctionner un effet qui tombe à l'eau, mais pas un thème), je remercie ceux qui soutiennent la liberté de la presse tout en disant qu'ils ne sont pas Charlie. Ils défendent quelque chose qui les gêne, ils comprennent que l'intérêt de la démocratie passe avant leurs préférences. Ils estiment l'humanité, avec toutes ses variantes. Comme M. Brinsolaro (voir l'interview que sa femme a accordé à Ouest France.)
Je suis allée à Paris le 9, malgré les grands rien du tout qui présidaient la manifestation. Parce que je me sentais appelée par le besoin de l'énergie d'une foule immense, et des amis qui vivent là-bas, et qui ont au cours de leur vie frôlé, voire connu, certains des protagonistes de ce sombre événement, et/ou qui travaillent à communiquer avec ceux qui ont majoritairement dit que c'était bien fait, ou au moins bien cherché. A l'abri, le temps d'un instant, du souci des motivations de chacun. Avec la pensée qu'à quelques rues de moi, il y a ceux qui restent, qui pleurent et qui rient d'une crotte de pigeon plus solide que les larmes.
Une manifestation calme et sans incident, de la simplicité, de la beauté, un peu de rire. Quelques marseillaises malvenues et un joyeux drille qui les a remplacées par des chansons italiennes depuis son balcon, suivi par la foule. C'était rue de Turbigo. Vingt mètres, on a fait.


Puis l'après, l'après vertigineux. 

Affronter le magma en fusion des médias, des mots, des idées. Refuser toute simplification, fournir les efforts nécessaires pour embrasser tous les facteurs, si nombreux, si complexes et contradictoires en apparence, tous les points de vue qui semblent inéluctablement irréconciliables, sans tomber dans le défaitisme, la colère ni la relativisation abusive, et trouver son cap, définir ce qu'est pour nous être républicain, et comment défendre au mieux son attachement à la laïcité, à la liberté de religion et de non-religion, chaque jour, à son petit niveau.
Je n'apprécie pas, ou plus, Philippe Val, mais il y a une phrase de lui que j'aime beaucoup, tirée d'un édito, il y a longtemps : "L'optimiste moderne est un pessimiste qui agit quand même."
Se baigner dans Spinoza, Condorcet, Voltaire, Montesquieu, Diderot, Cioran, Luz, Nicolino ICI, dans ceux qui parlent avec des phrases qui imposent leur justesse sans forcer. 
Se réoxygéner avec les gens éclairés. Admirer la couverture du 14 janvier, son vert islam, son turban suggestif, qui portent l'humanisme et le rire plus hauts que jamais.
Puis replonger, en apnée, mais sans fermer les yeux, dans la bêtise et l'obscurantisme, dans la violence qui cible tous les jours et partout ceux qui veulent vivre et penser, partout, tous les jours, le 7 janvier entre autres, entre autres seulement. 

Le 7 janvier, c'était chez nous... un pays pas si jaune que ça. Un ex-pays laïcard, un pays-refuge qui rentrait la tête dans le sol pour que ses fesses continuent à se croire libres, et qui, désormais, ne le pouvant plus, cherche une autoroute pour fuir sans penser, sans prendre de risque.
Penser...
Agir...
J'ai beaucoup de chance : j'ai un métier dans lequel je me sens utile au quotidien, en apprenant tous les jours avec de jeunes gens à me confronter à l'autre. En cherchant avec eux les atouts et les tensions propres à la démocratie et à la laïcité. En interrogeant le sens des mots et des images, sans s'arrêter au bout de son nez. En leur montrant que, comme le disait Sophia Aram le 12 janvier, le croyant n'est pas plus insulté par le blasphème athée que le scientifique n'est insulté par la genèse et ses variantes. Que dans une République, la religion est une affaire intime, et la liberté d'expression une affaire publique. Que si l'on punit l'irrespect de mort, il ne resterait pas grand monde sur terre... Que Montesquieu n'était pas plus esclavagiste que Charlie n'était islamophobe, et que si l'on n'aime pas l'ironie et le second degré, ce n'est pas une raison pour refuser de les comprendre et vouloir les interdire. Que l'honnêteté intellectuelle commande de ne pas juger sans savoir, sans chercher à connaître d'abord ce que l'on juge dans son ensemble.

 
 
J'ai quand même été confrontée à quelqu'un de jeune qui avait forgé son opinion sur les titres des unes de Charlie, lues sur Facebook, sans avoir vu les dessins qui allaient avec... je les lui ai montrés... il en a été tout étonné : "Ah mais ça défend les musulmans en fait!". Si l'on écoute Coluche dire "Si les noirs sentent fort c'est que pour que les aveugles les reconnaissent", sans écouter ses sketches sur le racisme ou les contrôles d'identité... certes, on ne connaît pas Coluche.
Leur apprendre la différence entre l'humour du bouffon, si chaud, qui vous secoue sans concession, et la haine du fanatique, si glacée, qui poignarde sans jamais sourire... afin de ne pas mettre tous les "humoristes" dans le même panier (suivez mon regard).


Leur expliquer, car on en est là, la différence entre arabe, musulman et intégriste. 
Lire avec eux ceux qui se sont opposés de toutes leurs forces aux intégrismes, à tous les intégrismes, depuis le commencement des temps.
Le chemin est long, et difficile, mais passionnant.
Et pour nous, nous tous, que faire pour combattre l'abyssal sentiment d'impuissance qui nous étreint ?
Peu de chose, mais quelque chose, quand même : faire la démarche d'apprendre où s'informer, l'effort de réfléchir, de vérifier, de débattre, de chercher plus et plus loin ; acheter la presse, écouter les émissions les plus indépendantes possible : c'est ce que chacun peut faire, et, j'ose le dire, doit faire s'il veut ensuite émettre des idées légitimes ; car à ces conditions, elles le seront, forcément, en république.
Chercher comment aider les pays étranglés par les intégrismes, en commençant par consommer, voyager responsable, en commençant par savoir et se manifester pour eux.


2e partie de cet article : florilège de citations et de dessins. Pour se réjouir avec les libres penseurs.

Jacques Sternberg, « Fanatisme », Dictionnaire des idées revues, © Denoël, 1985.
"Quelle que soit la foi qui l’habite et l’anime, divine, politique, sociale ou occulte, le fanatique demeure le type humain le plus dangereux parce qu’on peut le pousser à faire n’importe quoi, de préférence le pire, rien qu’en deux mots, un slogan et un claquement de doigts. Tous, à toutes les latitudes de la planète, ont deux choses en commun : leur inébranlable sérieux et la fiévreuse connerie de leur regard." Et le point commun de nos amis partis et restés : leur inébranlable dérision et l'humanisme rieur de leur regard...






Il vient, le Fanatisme est son horrible nom :
Enfant dénaturé de la Religion,
Armé pour la défendre, il cherche à la détruire,
Et, reçu dans son sein, l’embrasse, et le déchire.

Voltaire, La Henriade, chant V


 "Dans ce procès, monsieur, qui a eu des suites si affreuses, vous ne voyez que des indécences, et pas une action noire; vous n’y trouvez pas un seul de ces délits qui sont des crimes chez toutes les nations, point de meurtre, point de brigandage, point de violence, point de lâcheté: rien de ce qu’on reproche à ces enfants ne serait même un délit dans les autres communions chrétiennes. Je suppose que le chevalier de La Barre et M. d’Étallonde aient dit que l’on ne doit pas adorer un dieu de pâte, c’est précisément et mot à mot ce que disent tous ceux de la religion réformée."

"Je laisse, monsieur, à votre humanité et à votre sagesse le soin de faire des réflexions sur un événement si affreux, si étrange, et devant lequel tout ce qu’on nous conte des prétendus supplices des premiers chrétiens doit disparaître. Dites-moi quel est le plus coupable, ou un enfant qui chante deux chansons réputées impies dans sa seule secte, et innocentes dans tout le reste de la terre, ou un juge qui ameute ses confrères pour faire périr cet enfant indiscret par une mort affreuse."

 
"Quelques juges ont dit que, dans les circonstances présentes, la religion avait besoin de ce funeste exemple. Ils se sont bien trompés ; rien ne lui a fait plus de tort. On ne subjugue pas ainsi les esprits ; on les indigne et on les révolte."

Voltaire, relation de la mort du chevalier de La Barre



 
Plus on prendra de soin pour ravir aux hommes la liberté de la parole, plus obstinément ils résisteront. 
Spinoza
 
Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage : c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre.
Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?
Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. [...]
Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif (1764),
article "Fanatisme", section II


 "Je sais bien que, quand une bête féroce a trempé sa langue dans le sang humain, elle ne peut plus s'en passer. Je sais bien que cette bête manque d'aliment, et que, n'ayant plus de Jésuites à manger, elle va se jeter sur les philosophes. Je sais bien qu'elle a les yeux tournés sur moi, et que je serai peut-être le premier qu'elle dévorera. Je sais bien qu'un honnête homme peut en vingt-quatre heures perdre ici sa fortune, parce qu'ils sont gueux ; son honneur, parce qu'il n'y a point de loi ; sa liberté, parce que les tyrans sont ombrageux ; sa vie, parce qu'ils comptent la vie d'un citoyen pour rien, et qu'ils cherchent à se tirer du mépris par des actes de terreur. Je sais bien qu'ils nous imputent leurs désastres parce que nous sommes seuls en état de remarquer leurs sottises."
http://dmz.vaucanson.org/lettres/bazabac/episto/voltairediderot.html

De Diderot à Voltaire, 10 octobre 1766


Que l'homme perde sa faculté d'indifférence: il devient assassin virtuel; qu'il transforme son idée en dieu: les conséquences en sont incalculables. On ne tue qu'au nom d'un dieu ou de ses contrefaçons. Les époques de ferveur excellent en exploits sanguinaires: Ste Thérese ne pouvait qu'être contemporaine des autodafés, et Luther du massacre des paysans...

Le diable paraît bien pâle auprès de celui qui dispose d'une vérité, de sa vérité. Les vrais criminels sont ceux qui établissent une orthodoxie sur le plan religieux ou politique, qui distinguent entre le fidèle et le schismatique. Lorsqu'on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule...

Regardez autour de vous: partout des larves qui prêchent; chaque institution traduit une mission... La société est un enfer de sauveurs! Ce qu'y cherchait Diogène avec sa lanterne, c'était un indifférent... Il me suffit d'entendre quelqu'un parler sincèrement d'idéal, d'avenir, de philosophie, de l'entendre dire "nous" avec une inflexion d'assurance, d'invoquer "les autres" et s'en estimer l'interprète pour que je le considère mon ennemi...

On se méfie des finauds, des fripons, des farceurs; pourtant, on ne saurait leur imputer aucune des grandes convulsions de l'histoire... L'humanité leur doit le peu de moments de prospérité qu'elle connut... Le fanatique, lui, est incorruptible: si pour une idée, il tue, il peut tout aussi bien se faire tuer pour elle; dans les deux cas, tyran ou martyr, c'est un monstre; les grands persécuteurs se recrutent parmi les martyres auxquels on n'a pas coupé la tête...
Dans tout homme sommeille un prophète, et quand il s'éveille il y a un peu plus de mal dans le monde...

E. M. Cioran, Précis de décomposition, Gallimard, 1949
Généalogie du fanatisme


 Mon cher Usbek, quand je vois des hommes qui rampent sur un atome, c'est-à-dire la terre, qui n'est qu'un point de l'univers, se proposer directement pour modèles de la Providence, je ne sais comment accorder tant d'extravagance avec tant de petitesse.
            De Paris, le 14 de la lune de Saphar, 1714.
Lettres persanes, Montesquieu

4 commentaires:

Cél a dit…

Merci pour ce post très émouvant, très beau, comme une lutte en mots, pleine d'élégance. C'est tout toi, c'est battant, vivant, riche de souvenirs confiés avec générosité, riche de sens et de réflexions, touchant de sincérité. Merci beaucoup, Manon.
Pour ce post, et pour tous les autres.
<3

Manon Naïs a dit…

Merci à toi pour ton post de ce jour-là, je l'avais trouvé absolument magnifique, même si je ne me suis pas sentie capable de le commenter sur le moment.

Unknown a dit…

zut.
Mon post s'est effacé.
Bref.
Merci.
Bises.

Chloé a dit…

Merci pour ce post, qui n'était pas facile à écrire...

Mais il résume très bien les émotions de tous ces moments, y compris ceux que je suis heureuse d'avoir partagés avec toi, parce qu'ils prenaient sens aussi en étant entourée des bonnes personnes.

Quant à cette abondance finale d'humour, de paroles de résistance par la bonté, le rire et la bienveillance sans concession pour l'être humain, elle semble, comme Cél l'a très bien dit, une lutte par les mots de l'ordre de celles qui n'ont pas besoin de reprendre leur souffle, qui sont implacables et qui font du bien.