mercredi 24 janvier 2018

Cinq excellents films de 2017

Tous les mois de janvier a lieu le festival Télérama, dans des cinémas d'art et d'essai de la France (vraiment) entière.
Il s'agit d'une sélection de films sortis l'année précédente, à nouveau projetés dans de nombreuses salles pour le prix modique de 3,50 € la séance avec le Pass.
Le délicieux "Studio 28", dans le quartier des Abbesses à Paris, en fera partie.

 La page du festival Télérama

L'occasion de revenir sur les films qui m'ont imprégnée au long de l'année 2017 (et il y en a), parmi les 22 que j'ai vus, puisque je n'ai pas pris le temps de rédiger une seule critique complète, comme j'en avais l'habitude. Voici donc un bref aperçu de chacun d'entre eux, dont trois figurent dans la sélection Télérama : Le Caire confidentiel, L'Atelier, Un Homme intègre. Je vous les recommande tous trois plus que chaudement. 

Au-delà, j'en retiens 12 de cette belle année cinéphile, 12 films en colère ;-), peuplés d'êtres restés bien en vie quelque part en moi, comme des personnages de romans aimés, comme des rencontres de passage marquantes au cours d'une odyssée qui nous emmènera un peu partout, de La Ciotat à l'Iran, de la Calabre au Caire, de Tanger à la Floride...


Je commence par vous en présenter cinq, dont les trois sélectionnés.

La conscience à l'épreuve : Le Caire confidentiel, A Ciambra, Un Homme intègre

J'ai eu envie de rassembler ces trois films qui présentent des lignes de force communes :

... des nuits hors-la-loi où glissent des taches de lumière, où l'on s'aventure dans des zones de non-droit ;

... des apprentissages ingrats, durant lesquels il faut, pour vivre avec certains, en tuer d'autres - symboliquement ou littéralement - et considérer sa lâcheté en face ;

... des femmes fortes, et pourtant impuissantes lorsque les hommes jouent à être des hommes ;

... des mondes apparemment clos disséqués soudain sans manières ; l'énergie humaine s'y précipite dans des voies sans issue, s'y livre à une mise à sac sans ressac possible, et bouillonne à la surface des abîmes, avant de vous abandonner, amer, sur la grève. 

Pourtant, à l'arrière de votre tête sonnée, un air souffle que tout n'est pas perdu ; qu'entre cynisme hypocrite et naïveté, une troisième voie était sur le point de naître.

Je reste encore habitée par ces trois pays plus au Sud, ces trois hommes ordinaires, calmes et fébriles à la fois, leur course folle et leurs moments de répit, leurs trois visages splendides à force de prendre le monde au sérieux et sur leurs épaules :

- Celui de Pio (Amato), dans A Ciambra. Quelle affiche... et une bande-annonce magnifique, la plus belle de mon année, et montrable, pour une fois !


L'affiche m'a interpellée dans le métro puis derrière les grilles fermées du Louxor, comme un appel :

Une sorte de docu-fiction, qui nous immerge dans une communauté Rom de Calabre, filmée sans fard ni morale, dans son torrent de vie anarchique, théâtral, archaïque sans doute, misérable souvent, et pourtant. C'est aussi tendre, drôle, vivant, ouvert.
La dernière image est un peu trop démonstrative pour être utile... Mais pour le reste, cet enregistrement sans discours est parfait.
Bravo à Scorsese d'avoir soutenu ce film.

Un film de Jonas Carpignano, avec Pio Amato, sa famille, ses amis, et Koudous Seihon.
Et une bande originale fabuleuse de Dan Romer.

- Celui de Noredin (Fares Fares), dans Le Caire confidentiel, de Tarik Saleh (Grand prix du jury au festival de Sundance, catégorie fiction étrangère, vraiment pas volé).


Ce film est noir comme de l'encre, jusqu'à la dernière minute où la révolution hurle dans le vide, déjà dépouillée de sa valeur. Le héros est magnifique, tout sonne juste, on étouffe. Je retrouve des accents de L'Idiot de Yuri Bykov, dont j'avais parlé ICI. La référence à LA Confidentiel est pertinente.
Bien sûr, c'est un polar, et un thriller politique, mais surtout une brillante manière d'aborder la question de l'intégrité lorsque tout s'émiette ; de rester humain derrière un bouclier.
Une grande dernière minute.

- Celui de Reza (Reza Akhlaghirad) dans Un Homme intègre de Mohammad Rasoulof (prix du jury "Un certain regard" à Cannes). Le réalisateur lui-même a sacrifié sa liberté, après avoir tourné ce film de manière quasi-clandestine. Qu'en sera-t-il de son personnage ? Evitez absolument la bande-annonce, qui en dit bien trop.


Ce film n'a que des qualités : le scénario, loin d'être simpliste malgré les apparences ; la photographie, les deux comédiens, Reza Akhlaghirad et Soudabeh Beizaee, leur jeu rentré, leurs visages ; le refus d'un rythme artificiellement haletant ; les silences et les dialogues ; les enfants ; la tension qui monte par des effets d'une grande sobriété.



La sensualité aussi, toute de distance et de suggestion.
Un moment que je ne peux oublier : Reza est rentré. Sa femme lui intime, presque comme à un enfant, d'aller se laver. Elle met une casserole de lait à chauffer. Puis le bruit de la douche, l’œil qui s'allume, un voile déposé, une sortie du champ.
C'est aussi un film d'amour, et un film profondément, naturellement féministe, par l'existence même du personnage de Hadis, si forte et si lucide. Un double premier rôle, en vérité.


Bien sûr, la corruption règne, et d'aucuns pourraient trouver cela déprimant, caricatural, prévisible.
Mais je vois aussi et surtout dans ce film, comme le titre l'indique d'ailleurs, une vraie réflexion sur la conscience individuelle, sur la part d'orgueil qui motive aussi les choix vertueux, et qui peut faire basculer, voire aveugler, lorsque cet orgueil est trop bafoué. Reza n'est pas un héros, mais un homme qui essaie d'être un type bien, qui rame entre sa fierté, ses incompréhensions, ses tentations, sa solitude et son mutisme... C'est ce qui fait, avec le recul, toute la force du film.

II - Deux femmes françaises en terre inconnue : Prendre le large, L'Atelier.

- L'Atelier de Laurent Cantet.


La Ciotat, ville et jeunesse en crise, le temps d'un stage d'été.

L'expérience de cet atelier d'écriture, qui aurait pu rester pour Antoine (Matthieu Lucci), sinon banale, du moins anecdotique, se mue en creuset nerveux : rejets à verbaliser ; confrontation au désir érotique et au désir de violence, au besoin de heurter son corps à l'espace matériel en lui donnant un point de chute, une cible, que la baignade et les plongeons, non plus que les sirènes de l'extrémisme de droite, ne suffisent à satisfaire.

La mauvaise foi, le déni, l'égarement, et tout à coup aller au bout pour découvrir autre chose : en ce sens oui, apprentissage, dont l'adulte et les autres sont détonateurs plutôt qu'initiateurs ; où l'adulte aussi est initiée.

Et nous voilà dérangés, avec Marina Foïs (excellente, comme toujours), dans nos petites évidences, dans nos petits courages. On croyait affronter quelques jeunes pas commodes, et on se retrouve à s'affronter soi-même face à ce qu'il serait si facile de juger étranger, effarant, et qui ne l'est pas tant que ça, et que l'on commence à comprendre, et que l'on déteste comprendre, tout en réalisant qu'on ne peut en faire l'économie.

L'Atelier n'a rien à voir avec Entre les murs ; il est bien meilleur, dans son enregistrement neutre et ample de nos méandres, de nos duretés, de nos peurs, de notre bêtise, observés sans une once de surplomb limitant.
L'Atelier démarre porte close ; on en sort en laissant la porte ouverte ; cependant là aussi la dernière séquence est de trop ; l'avant-dernière est parfaite.

A noter que s'il s'agit d'une fiction, le film s'inspire cependant du déroulement d'un véritable atelier, ayant fait l'objet d'un reportage en 1999 : entretemps, l'histoire de la ville s'est diluée dans la culture d'une nouvelle génération.

"Vous vous intéressez à moi parce que je vous fais peur"... Matthieu Lucci est exceptionnel.




- Prendre le large, de Gaël Morel. 

Sandrine Bonnaire joue le rôle d'une ouvrière textile qui préfère accepter de suivre son entreprise délocalisée au Maroc, plutôt que d'être licenciée et indemnisée.
Fatiguée de sa vie morne, et ne supportant pas l'idée de ne pas travailler, elle décide de "prendre le large", sans avoir la moindre idée de ce à quoi elle doit s'attendre.
Elle va se heurter à une réalité qu'elle n'a pas voulu se figurer à l'avance. Le film n'est pas consensuel, il montre une Tanger très concrète, ni carte postale ni inhumaine, qui flirte avec les clichés sans les entériner, mais sans les contredire par principe : souvent hostile pour un élément errant et isolé, généreuse parfois, faite de contradictions qui prennent au dépourvu (le co-scénariste a vécu 30 ans au Maroc).
Les conditions de travail sont plus que dures, et on ne quitte pas sa vie si facilement.
L'occasion de rappeler qu'il n'y a pas d'âge pour les apprentissages.

Outre Bonnaire, toujours au faîte de sa sobre expressivité, les rôles "secondaires" de la logeuse Mina (Mouna Fettou) et des deux fils (Kamal El Amri et Ilian Bergala) sont servis par d'excellents comédiens. Kamal El Amri, en particulier, est extrêmement juste dans ses attitudes de jeune homme moderne, doux et attaché aux femmes adultes qu'il côtoie, en transition vers l'âge adulte.



Les effets de symétrie sont très intéressants dans ce film : deux duos mère-fils, deux femmes qui n'ont cure du regard que l'on portera sur elles, et le travail immigré vécu dans l'autre sens. De quoi réfléchir un peu, dans la splendide lumière du Maroc, en mêlant plan social et plans intimes.

Bonnes toiles !

Aucun commentaire: