"Je suis arrivée dans ce jeu de
quilles comme un boulet de canon, tête la première, pas de corps
aligné, des neurones survoltés, une euphorie sensorielle sans
limites. Les oreilles stand by à la jacasserie humaine, les mains
et pieds sens dessus dessous, les yeux dans les yeux de
moi-même. Modèle dispersé, gracieusement mis au monde par
besoin de casser la mécanique culturelle."
Algorithme éponyme
Ces lignes explosives sont celles de "Babouillec, autiste sans paroles". A (re)lire à haute voix.
Il lui aura fallu deux années entières auprès d'Hélène (née en 1985), de sa mère et des artistes de la compagnie "La Belle Meunière", dans la région de Rennes, pour accomplir cette œuvre pleine de délicatesse.
Hélène (Babouillec est son surnom d'enfant) est une autiste qualifiée "très déficitaire" : utiliser le pouce pour pincer, avoir conscience de ses extrémités, parler, est d'une immense difficulté, progresse à tout petits pas (elle prononce quelques mots isolés à la fin du documentaire), grâce à la patience infinie de sa mère, Véronique Truffert, une femme qui semble pleine d'humour et de douceur, d'intelligence empirique, très agréable à écouter. Elle a repris sa fille avec elle à plein temps lorsque celle-ci avait à peu près quinze ans, ne pouvant se résigner à n'avoir aucune communication avec elle, et ne constatant aucun progrès.
Après mille et un chemins, et autant d'éclats de rire, elle a pu toucher sa fille, et finalement, grâce à un système de lettres découpées à assembler, accéder à ses pensées : Hélène, vers la vingtaine, a enfin traduit en mots ce qu'elle avait à l'esprit.
"Je suis Babouillec très déclarée sans parole. Seule enfermée dans l'alcôve systémique, nourricière souterraine de la lassitude du silence, j'ai cassé les limites muettes et mon cerveau a décodé votre parole symbolique : l'écriture."
Extériorisé, cet esprit s'est révélé d'une phénoménale richesse lexicale, poétique et philosophique, bourré d'humour, le tout flottant dans une sorte d'imagier cosmogonique fascinant.
Deux textes ont d'abord été édités chez Christophe Chomant : Algorithme éponyme, et Raison et acte dans la douleur du Silence.
Un extrait de ce dernier "monologue intérieur" :
Être autiste
Concept ordinaire de l’autocritique
Les ordres bousculent l’initiative itinérante. Tu es en chemin
d’exécution d’un acte dicté par ta raison,
Quelqu’un t’interpelle,
Otage de ton Silence, tu perds la Raison de ton Acte.
Livré à toi-même, ordre ou désordre, seul responsable,
tu plonges dans le plus proche état disponible,
égarant le mode d’emploi du contrat social.
KO relationnel puis Big Bang émotionnel
La faute à qui tout ça ?
Édifiante question.
Est-on responsable de nos déficiences ?
Les autres sont-ils garants de nos absences ?
Avec la boîte à gros bobos, j’ai démarré l’ouverture de mon corps.
Concept ordinaire de l’autocritique
Les ordres bousculent l’initiative itinérante. Tu es en chemin
d’exécution d’un acte dicté par ta raison,
Quelqu’un t’interpelle,
Otage de ton Silence, tu perds la Raison de ton Acte.
Livré à toi-même, ordre ou désordre, seul responsable,
tu plonges dans le plus proche état disponible,
égarant le mode d’emploi du contrat social.
KO relationnel puis Big Bang émotionnel
La faute à qui tout ça ?
Édifiante question.
Est-on responsable de nos déficiences ?
Les autres sont-ils garants de nos absences ?
Avec la boîte à gros bobos, j’ai démarré l’ouverture de mon corps.
Ces deux textes et un troisième sont parus en un recueil, chez Payot&Rivages.
Un bien beau cadeau à faire...
Pierre Meunier, metteur en scène, au gré d'une rencontre, ébloui par ses textes, s'est emparé du recueil Algorithme éponyme. Le travail préparatoire du spectacle est le fil directeur du documentaire. L'oeuvre qui en a résulté, Forbidden to sporgerssi ("interdit de se pencher
au-dehors", dans une sorte de langage mêlé), a été invitée au festival d'Avignon 2015, et sera représentée au Théâtre de la Ville, aux Abbesses, en février prochain !
Pierre
Meunier dit de l’œuvre d'Hélène qu'elle est d'une puissance
mystérieuse, mais aussi d'une grande lucidité sur le mal que l'on se
fait, la manière dont nous gâchons notre imaginaire, dont nous nous
laissons diminuer par "la mise en ligne et aux normes, au
plus petit dénominateur commun, la mise au pas généralisée de
toute existence singulière" (extrait d'interview). Voilà qui devrait parler à beaucoup de personnes non autistes également...
Hélène assiste aux répétitions. Souvent, Pierre lui demande si ce que la compagnie crée lui convient, si elle veut bien que l'on continue. "Oui".
La mise en scène cherche à mettre en valeur les textes tout en représentant plastiquement le mystère de l'esprit d'Hélène, avec des machines, des formes, du son... afin de donner corps à sa parole par tous les moyens : "voix off,
musique, espace maculé de mots ; sorte de démasquage plastique, visuel et sonore". Là gît l'essentiel, faire exister cette intériorité, la soumettre à notre envie de comprendre, la transporter dans d'autres esprits afin de rompre l'isolement. Car voici la présentation du spectacle par Babouillec, toujours avec cette ironie à la fois jouissive et amère :
« Mon monologue en forme de dialogue avec toi sans toi en question à mes réponses, Forbidden to sporgerssi [interdit de se pencher au-dehors], on pourrait apercevoir le bout du tunnel. »
télérama.fr
lacroix.fr
labellemeuniere.fr
lemonde.fr
Qu'est-ce que ça lui fait de voir son texte en scène ? "ça fait des étincelles dans
la boîte à penser ; ça fait péter l'arc-en-ciel de
l'adrénaline".
Le thème transversal des limites, terrestres, corporelles, sociales, irrigue une écriture moderne, fulgurante, extrêmement dense - assembler des lettres, c'est déjà bien trop lent pour suivre un esprit bouillonnant, sans qu'on s'encombre encore de mots superflus. Quelqu'un s'empresse de noter afin qu'elle puisse abréger, enchaîner plus vite, embraser "la petite étincelle de spleen dans mes circuits, comme une auto tamponneuse" (citation glanée dans une interview), nous donner la chance de découvrir son vivier intérieur. "Les mots vivent en moi comme une respiration, et je nourris ma fringale poétique avec cet oxygène cérébral." (citée par J. Bertuccelli dans une interview).
Le thème transversal des limites, terrestres, corporelles, sociales, irrigue une écriture moderne, fulgurante, extrêmement dense - assembler des lettres, c'est déjà bien trop lent pour suivre un esprit bouillonnant, sans qu'on s'encombre encore de mots superflus. Quelqu'un s'empresse de noter afin qu'elle puisse abréger, enchaîner plus vite, embraser "la petite étincelle de spleen dans mes circuits, comme une auto tamponneuse" (citation glanée dans une interview), nous donner la chance de découvrir son vivier intérieur. "Les mots vivent en moi comme une respiration, et je nourris ma fringale poétique avec cet oxygène cérébral." (citée par J. Bertuccelli dans une interview).
Hélène n'a jamais lu un livre. Lorsqu'on lui demande comment elle a appris à lire et à écrire, elle répond : "En jouant avec chacun des espaces secrets de mon cornichon de
cerveau."
Bien entendu, le film ne prétend pas éclaircir le mystère de celle qui se dit "télépathe et iconoclaste" ; il expose plutôt, avec une structure volontairement morcelée, de très près, le contraste saisissant entre, d'un côté, ce corps lourd, mal contrôlé, ces gestes au bord de la démence, ce rire sonore et ces couinements, et de l'autre, les moments de contemplation (notamment dans la nature), d'écoute et de bouillonnement intellectuel. Comme pour nous inviter à franchir les cadres, à traverser l'image d'Hélène elle-même, qui établit au fil du temps un rapport à la caméra très particulier, qu'elle décrit magnifiquement... pour, au bout du compte, peut-être, si bien entourée de regards, se mettre en scène elle-même.
Le film est court, et peut sembler frustrant, à certains égards, mais cette frustration me semble essentielle : l'image est justement ce qui nous empêche d'accéder à l'esprit d'Hélène, et la caméra semble s'énerver elle-même de n'être qu'une boîte à enregistrer de la surface ; l'écriture et le théâtre prennent alors le relai, avec leur force salvatrice, et bien suffisante pour donner une envie folle de lire les textes et/ou de voir le spectacle, sans les déflorer. L'envie de s'immerger longuement dans ce langage vivifiant, détonnant. On sort le sourire et les larmes aux yeux, parce que les mots résonnent. Après tout, c'est bien un documentaire sur la poésie... qui donne à goûter les fruits de la disponibilité face à l'apparente incommunicabilité. Une issue pleine de joie, que l'on a envie d'étendre, en sortant, à toutes les individualités et les oeuvres d'art qui nous déstabilisent, ce qui n'est pas la moindre réussite de ce film.
Désormais, il semble que Babouillec écrive aussi des airs d'opéra, des paroles... Vivement la suite.
*****
A propos de différence et d'autiste écrivain, j'en profite pour vous conseiller, si vous ne les connaissez pas, les livres de Daniel Tammet (à offrir, à s'offrir...) :
- Je suis né un jour bleu (autobiographique, 2007) ;
- Embrasser le ciel immense : le cerveau des génies (essai sur l'intelligence et l'apprentissage, 2009) ;
- L'Eternité dans une heure : la poésie des nombres (2013) ;
- Mishenka (roman sorti cette année, mettant en scène deux joueurs d'échecs aux formes de pensée diamétralement opposées).
*****
Sa phrase « L'important n'est pas de vivre comme les autres, mais parmi les autres » plairait sans doute à Babouillec, et à tous ceux qui l'entourent dans ce film au titre emprunté à Hubert Reeves.
Elle a déjà surenchéri, d'ailleurs :
"Être ou ne pas être, là est
la question, et dire merde à ceux qui savent, là est la réponse". :)))
Quant à la poésie, la métaphysique des mathématiques, Laurent Derobert, concepteur des "mathématiques existentielles", et très ému, vient en parler à Hélène un assez long moment, de si belle manière que je voudrais que tous les étudiants en mathématiques l'aient entendu.
Inutile de dire que je vais acheter le DVD pour le réécouter à loisir, dès qu'il sortira.
En vous souhaitant, toujours, pour la nouvelle année, de belles découvertes humaines et culturelles !
2 commentaires:
Tu donnes très envie d'aller le voir...
Son langage est vraiment extraordinaire. Il y a quelque chose de fascinant à entrer ainsi dans sa façon de voir le monde, si riche et si poétique.
Tiens, j'ai pensé à toi, car juste après avoir lu ton article j'ai entendu cette émission, que j'ai trouvée (comme souvent) très belle :
https://www.franceinter.fr/emissions/sur-les-epaules-de-darwin/sur-les-epaules-de-darwin-31-decembre-2016
Merci beaucoup pour le lien, je vais l'écouter de ce pas !
Enregistrer un commentaire