dimanche 19 août 2018

La collection Burrell au musée Cantini (Marseille) : réalistes et impressionnistes français

Sir William Burrell (1861-1958) a amassé une grande richesse dans l'industrie du transport maritime, à une époque où la ville de Glasgow (aujourd'hui jumelée à celle de Marseille) était l'un des ports les plus dynamiques du monde. A la tête d'une entreprise prospère, il se retire des affaires dès 1916 pour se vouer à sa passion de collectionneur, qui embrasse des domaines aussi variés que les tapis islamiques, les vitraux, l'art chinois, les arts décoratifs ou la peinture française. 
En 1944, il fait don à sa ville de l'ensemble de sa collection : environ 9 000 pièces !
Préoccupé par la sécurité de ses œuvres, il y met deux conditions singulières mais avisées : d'une part, la collection ne doit jamais voyager par la mer, d'autre part, elle doit rester loin de la pollution, à une distance minimale de 26 km du centre-ville, dans un musée admirablement conçu dont il a lui-même prévu la construction, et qui verra le jour en 1983.
Aujourd'hui, le musée est en travaux jusqu'en 2020, ce qui permet à la collection de venir à nous pour la première fois. Au musée Cantini sont donc présentées les 58 œuvres composant sa collection pour la partie réalisme et impressionnisme français. C'est un festival de noms susceptibles d'attirer le public : Courbet, Boudin, Daumier, Fantin-Latour, Degas, Cézanne, Monet, Manet, Sisley, Pissaro, et de noms moins célèbres comme Ribot ou Bonvin.
Il est à noter d'ailleurs que nombre de ces peitnres se connaissaient et entretenaient des relations amicales, notamment Boudin, Bonvin, Ribot, Fantin-Latour, Monet, ...

Bref, cette exposition est une petite merveille : 58 œuvres, d'abord, c'est peu, et c'est bien ; on prend son temps, on regarde braiment les tableaux, sans épuiser son regard et ses jambes. 
Ensuite, j'affectionne particulièrement les expositions de collections, parce qu'il est passionnant de sentir l’œil et la personnalité du collectionneur à travers les choix. Et, détail non négligeable, en général les œuvres sont beaucoup mieux encadrées que lorsque les musées s'en chargent :-).

La plupart des œuvres sont difficiles à trouver en bonne qualité sur le net (et le catalogue de l'exposition était également décevant concernant la qualité des reproductions) : c'est pourquoi, malgré des éclairages parfois mal maîtrisés et mes mauvaises photos prises au téléphone portable, je vous propose pas mal de clichés dont je souhaitais garder une trace, un détail, une touche, pour 16 œuvres(souvent en plan rapproché). N'en regardez donc pas trop tout de suite si vous pensez y aller. :-)

D'entrée, après avoir rencontré un grand Daumier et un grand Courbet dans le hall, une toute petite merveille vous attend : La Voyageuse, ou Jeune paysanne en forêt, de Jean-François Millet (1849).

Les couleurs sont si intenses et lumineuses, le trait si sûr, pour le bâton par exemple, alors que le tableau est minuscule. Au retour, je me suis rendu compte que le bleu de la jupe, quelques centimètres à peine, attire l’œil de l'autre bout de la pièce, comme un petit fragment de lumière magique. Je suis restée longtemps devant, sans me lasser de ces trois couleurs superbes, et de cet air noble et mélancolique accordé à une simple paysanne, qui émerge du cadre énorme comme un diamant brut.


De Millet on trouvera aussi, plus loin, ce puissant Cardeur de laine :


L'exposition présente également un mur entier d'Eugène Boudin... Des marines, des lavandières, une scène de marché... En fils de marin, Boudin donne à voir les bleus du ciel et de la mer avec un œil et une technique à part, les teintant souvent d'une imperceptible brume travaillée au blanc et au brun, lorsqu'on regarde de près.


Et puis Boudin a cette touche bien à lui, bien vivante, comme, dans cette Impératrice Eugénie et sa suite affrontant le vent de Trouville : j'ai retenu cette femme qui jette un regard curieux, envieux peut-être, à deux chiens semblant plus libres qu'elle.


Burrell affectionnait également Honoré Daumier, l'inépuisable caricaturiste marseillais, l'as du dessin croqué croquant, de la satire tous azimuts, de la manie révélée, de la misère qui frappe, le républicain visionnaire, souvent censuré, sans cesse renaissant, prolifique jusqu'au vertige : 4000 lithographies, 500 tableaux - des aquarelles, des huiles sur toile, des sculptures.
Des sujets réalistes, mais stylisés d'une manière qui n'a plus rien de réaliste, et qui permet de reconnaître Daumier entre mille. Cela dit, l'oeuvre Le Fardeau m' a encore révélé une nouvelle facette de son art.

Bons confrères

Le Fardeau

Hercule

Cette image comique d'Hercule avec sa casquette d'ouvrier et ses chaussures ferrées, portant une petite échelle et une scie à cadre, s'inscrit dans la longue tradition des Cris de Paris, gravures très populaires qui, depuis le XVIIe siècle, représentent les petits métiers de la rue.
D'après le cartel, ce dessin est un projet de costume pour un spectacle, une féérie, Les Sept Merveilles du monde, joué à Paris en 1853, au théâtre de la Porte Saint-Martin, bien qu'il ne figure pas dans les documents référencés par la BNF...

Daumier est un immense dessinateur ; si vous ne le connaissez que par quelques caricatures ou pour ses illustrations des Fables de La Fontaine (magnifiques au demeurant), fouillez, ça vaut le coup. Je vous proposition toujours CE LIEN vers une exposition de la BNF consacrée à "Daumier et ses héritiers", ainsi que cette émission disponible sur le site de l'INA, un peu lente au démarrage, mais qui permet d'avoir un bon aperçu du parcours et de l'oeuvre.
Il est également l'auteur d'une bonne vingtaine de variations autour de Don Quichotte, dont Burrell a acquis l'un des fleurons : cette toile si forte, avec la masse de l'âne ployé sous l'effort et de notre Sancho avachi, tandis qu'au loin, dans un autre monde, le chevalier errant disparaît déjà dans la lumière hypnotique de ses rêves.


Au rayon dessin, on rencontre également un Bailarin de Manet que je trouve particulièrement réussi, et que le peintre a conservé dans son atelier jusqu'à sa mort. Le modèle est le chorégraphe et premier danseur Mariano Camprubi, du Théâtre royal de Madrid (vers 1862).


Quelques beaux paysages champêtres animent aussi les petites salles, notamment une toile et un dessin de Daubigny, pleins de finesse.


Le Moulin de Kérity


Au bord de l'Oise (fusain et craie) 


Plus loin, une salle de quelques natures mortes. Ce n'est pas un genre qui me transporte, mais là encore, Burrell sélectionne avec sa patte : des fleurs en pot plutôt que coupées, le fameux Jambon de Manet, et des fruits extraordinaires, notamment ces poires peintes par Courbet, probablement lorsqu'il était emprisonné pour avoir soi-disant participé à la destruction de la colonne Vendôme pendant la Commune, et qu'il se trouvait réduit à peindre les fruits que ses amis lui apportaient. Apparemment, la prison passe et le talent reste (aujourd'hui, on mettrait cette poire dans la catégorie des fruits moches mais bons quand même... : y'a des taches !)

Les Fruits (fin 1871-début 1872)


Quant à l'ami Fantin-Latour, quand il lâche le pot de chrysanthèmes (dont voici un détail)...


... pour les fruits, on peut dire qu'il dépasse le maître Chardin avec cette Corbeille de pêches : je me suis retenue de caresser le tableau.


La dernière salle est consacrée aux impressionnistes, notamment Monticelli, que je ne connaissais pas et dont j'ai trouvé les œuvres... carrément infâmes, pourtant j'ai tenté de rester un moment, mais la touche et les couleurs me répugnaient littéralement, un mystère à éclaircir pour moi. Si vous y allez, dites-moi ce que vous en pensez !
Heureusement, en face, un de mes Degas préférés :
La Répétition

Ce tableau s'est rendu célèbre par sa composition extrêmement novatrice et frappante : le vide au centre, une diagonale allant du mouvement à l'immobilité et des pastels aux couleurs vives, et bien sûr le cadrage, les jambes qui descendent l'escalier à gauche,la jeune femme coupée en deux à droite.
Mais ce n'est pas tout : dans la partie droite, lorsqu'on s'approche, règne l'atmosphère malsaine dans laquelle vivaient les petits rats de l'époque... (Très) jeunes filles issues des classes pauvres, le plus souvent prostituées auprès des "abonnés" qui avaient leurs entrées en coulisses par une maquerelle - femme de leur famille le plus souvent, mère, tante, grande sœur ou autre. Ainsi, dans ce tableau, l'homme n'est peut-être qu'un répétiteur, mais sa présence introduit une indéniable dureté dynamique, en retrait derrière la femme, seuls tous deux à porter du rouge, comme une menace planant surles jeunes filles fatiguées - exploitées.



D'autres beaux Degas vous attendent dans cette salle, ainsi qu'un paysage automnal de Sisley.

J'ai gardé pour la fin ma grande découverte du jour : le peintre réaliste THEODULE-AUGUSTIN RIBOT.

Il n'y en a qu'un dans la collection Burrell, mais quel tableau... Il m'a happée longtemps ; il n'y avait personne ou presque, et le visage de cette jeune femme, son air absorbé, m'ont happée. La touche du bras, la lumière, l'intelligence qui émane de son expression, l'emploi du vert et de cette table en contrepoint... Surtout, ce sujet si singulier, toute l'empathie admirative et tendre que je sens dans son traitement, jusqu'au naturel du plumeau momentanément coincé sous le bras... Un tableau qui vaut à lui seul d'aller voir l'exposition, j'ose le dire.
Malheureusement, il n'était pas très bien éclairé, beaucoup de brillance dérangeante. J'essaie néanmoins de vous livrer quelques détails, pour donner un aperçu de la magnifique touche du peintre.

La Servante studieuse

La très bonne idée de l'actuel directeur des musées a été de présenter, au rez-de-chaussée du musée Cantini, les œuvres de la collection du musée des Beaux-Arts de Marseille qui entraient en résonance avec la collection de Burrell : école de Barbizon, autres toiles des mêmes peintres.
Et là, pour ma plus grande joie, trois autres toiles de Théodule Ribot, et non des moindres ! (hélas, là encore mal servis par l'éclairage)
Le sujet des commis de cuisine, qui l'a rendu célèbre, et une magnifique tricoteuse.
Partout cet art du clair-obscur inspiré des Hollandais du XVIIe ainsi que du Siècle d'or espagnol  (Velasquez et José de Ribera en particulier, peintre espagnol baroque lui-même influencé à ses débuts par Le Caravage), partout ce goût de prêter attention aux "petites gens" invisibles, plus précisément à leur regard, plus ou moins souffrant ou introverti.
Apparemment, le musée du Luxembourg a acquis un certain nombre de ses œuvres de son vivant ; j'espère pouvoir les y voir.

Après La Servante studieuse plongée dans sa lecture, Le cuisiner comptable plongé dans le calcul de la recette, avec cette fois l'air de crispation dans l'effort que beaucoup reconnaîtront :

Le Mitron (plan rapproché)

La Tricoteuse (plan rapproché)

Au rez-de-chaussée, on trouve également toute la collection des bustes de parlementaires sculptés par Daumier, géniale, ainsi qu'une autre scène - scatologique, celle-ci - de Don Quichotte et Sancho Pança (dans cet épisode, pendant que Sancho se soulage, Don Quichotte croit sentir le souffle fétide de dragons à combattre... :-D).



Voilà, je vous recommande chaudement cette exposition, juste au-dessus du Vieux-Port,  et jusqu'au 23 septembre !

Chefs-d’œuvre réalistes et impressionnistes de la collection Burrell
Une collection en miroir, École de Barbizon et Réalisme au musée des Beaux-Arts
jusqu’au 23 septembre
Musée Cantini, Marseille

1 commentaire:

Lau a dit…

Au sujet des Monticelli : mon mari, qui n'avait jamais rien vu de ce peintre, a carrément reculé devant le mur présentant trois tableaux. Il a marmonné que c'était trop de noir ou de marron pour les sujets traités et qu'il n'aimait pas du tout.

Quant à moi, qui avais de meilleurs souvenirs d'autres Monticelli, j'ai aussi froncé le nez.


Découverte personnelle : Fantin-Latour. Les deux natures mortes de fleurs sont extraordinaires, chaque pétale semble en relief et jaillit de la toile.