dimanche 6 mars 2016

Valadon, Utrillo & Utter à l’atelier du 12 rue Cortot (musée Montmartre)

Pour le cent-cinquantenaire de la naissance de Suzanne Valadon (découverte et encouragée par Degas, elle fut la première femme à exposer à la Société Nationale des Beaux-Arts, en 1894), une exposition Valadon / Utter / Utrillo au musée de Montmartre, prolongée jusqu'au 13 mars, avec de belles oeuvres prêtées pour l'occasion.
Eux trois, c'est le "trio infernal" de peintres montmartrois :
Suzanne Valadon (1865-1938) et son second mari André Utter (1886-1948), d'abord ami du fils que Suzanne eut très jeune : Maurice Utrillo (1883-1955).

Visiter cette exposition, c'est également l'occasion de profiter de nouveaux espaces ouverts au public, notamment l'atelier-appartement. de Valadon et Utrillo, dans lequel ils posent ci-dessus.





Dans toute la maison, petites pièces, chambre austère d'un Utrillo timide et alcoolique, atelier à la belle lumière, possibilité de s'approcher tout près des toiles : il s'agit bien d'un espace intime, et la présence des artistes se laisse sentir.

De fait, ce sont surtout les toiles de Suzanne Valadon qui marquent dans l'exposition, celles d'Utrillo étant plus mineures - mais illustrant bien cette phrase de Renée Willy dans son Eloge de Maurice Utrillo paru en 1956 :  "Utrillo nous blesse. Sa peinture n’est pas de celles qui effleurent, qui séduisent par des moyens faciles. Elle nous livre le squelette des paysages, leur atrocité cachée par les brumes de l’habitude."

Je retiens surtout cette belle version, parmi toutes celles qu'il a peintes au gré des lumières et des humeurs, de l'église Saint-Pierre, et sa touche intéressante :



Suzanne Valadon reste donc la "star" de l'expo, avec quelques oeuvres maîtresses au flamboiement fauve.

 La Tireuse de cartes, 1912

 Utter et ses chiens, 1932
 Nu au canapé rouge, 1920 (détail)

La Boîte à violon, 1923

"Je peins les gens afin de les connaître.", a-t-elle dit : cela se ressent par exemple dans ce petit portrait de Bernard Lemaire. La lumière de l'âme semble éclairer le visage de l'intérieur.


Et puis il y a les chats, les fleurs... cette ronronnante étude du chat Raminou, vers 1917 (huile sur contreplaqué) :

... et ce bouquet, délivré du détail, équilibré, fort :


Fleurs et chat, j'en profite pour reproduire celui-ci, qui n'est pas dans l'exposition mais que j'aime beaucoup:

Saisissant aussi ce Portrait de famille plein de mélancolie. J'y sens l'incommunicabilité familiale, à travers chaque regard, comme perdu dans une direction intime et non partageable. Et cette jeune femme dont le regard a beaucoup à nous dire... 

... c'est Suzanne, elle qui fut d'abord acrobate, puis modèle pour les plus grands, qui eut un enfant naturel reconnu par la suite par son père espagnol Miguel Utrillo, eut des amants, puis se maria deux fois, osa peindre des hommes nus et entra parmi les premières dans des sociétés masculines en tant que peintre. Amie de Picasso, Braque ou encore André Derain, Suzanne s'appelait Marie-Clémentine. C'est Toulouse-Lautrec qui lui donna le prénom qu'elle conserva toujours ensuite. Pourquoi la surnomma-t-il ainsi ? Parce qu'elle posait pour de vieux peintres...

Tenez, la voici peinte par Lautrec (ce tableau ne figure pas dans l'exposition) :
Elle est également le modèle de la fameuse Gueule de bois du même Lautrec.

Dans la dernière salle, le plus grand format de l'exposition : le Lancement du filet (1914) de Suzanne Valadon. Il s'agit de l'une des premières représentations d'un nu masculin par une femme peintre. Utter sert de modèle, et Suzanne le représente sous trois angles différents. Bel hommage amoureux à la vigueur masculine, à sa force fluide, aérienne et campée à la fois.
Soit dit en passant, le tableau est horriblement mal éclairé, des reflets, des reflets, alors même qu'il n'y a pas de vitre. On admirera cependant la beauté des couleurs. En 1922, Robert Rey dit de Suzanne Valadon :

"Elle emploie le cerne, le trait noir et long qui crée un volume et débrouille les plans d'ailleurs parfaitement établis par le jeu des valeurs*. Ce cerne est comme un volupté graphique [...]."
 
* C'est-à-dire, les quantités de lumière renvoyées par les couleurs - observables lorsqu'on les rapporte à des nuances de gris. Autrement dit, si l'on supprimait le trait qui cerne les contours, le tableau resterait parfaitement lisible, même en noir et blanc, grâce aux contrastes de luminosité entre les couleurs juxtaposées.

Le cartel mentionne les influences de Gauguin, Puvis de Chavannes et Hodler :

Mais revenons à la "trinité maudite" : Utrillo rencontre Utter en 1904. Ce dernier devient son ami, et rencontre Suzanne en 1909. Il l'inspire. Le tableau Adam et Eve les représente tous deux.

Utter et Valadon sont amants, puis époux à partir de 1914. Il a vingt ans de moins qu'elle, mais c'est lui qui gèrera la carrière de Suzanne et de Maurice, tout en pratiquant lui-même dessin et peinture. Parmi ses oeuvres exposées, j'en ai trouvé certaines d'une exquise finesse, comme ce portrait de Suzanne à la mine de plomb :
ou encore cette petite nature morte aux cerises, vibrante et délicate :


Les trois s'inspirent sans cesse mutuellement, comme en témoignent ce portrait d'Utter qu'Utrillo a lithographié à partir d'un dessin de Valadon... (vous suivez?) :

(Je n'en reproduis qu'un détail afin de vous épargner les abominables reflets... J'ai beaucoup apprécié la sûreté du trait et l'expressivité de la bouche dans ce dessin.)

ainsi que cette Suzanne se coiffant et ce Portrait d'Utrillo de 1925 (dont le nez ne laisse pas planer grand doute sur ses problèmes d'aloccolisme) peints par Utter avec, à mon avis, un talent admirable de la composition par la couleur, comme chez Valadon, mais avec une palette différente, plus sourde :



Voilà, n'hésitez pas à y faire un tour, il n'est pas tout à fait trop tard !

Entrée plein tarif : 9,50 euros. Attention, le musée ferme à 18H.

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