lundi 28 mars 2016

Lucien Clergue, premiers albums

Ayant vu l'exposition le dernier jour, et mené pas mal de recherches ensuite, j'ai pris mon temps pour préparer ce compte rendu de l'exposition du Grand Palais sur les premiers albums de Lucien Clergue (1934-2014). Le voici donc, pour tous ceux qui ont envie de raviver leur souvenir de l'exposition, ou d'en savoir plus sans l'avoir vue.

Je vous invite aussi à lire l'article d'Iliana du blog A quatre mains, complet, et qui intègre d'intéressantes vidéos que je ne remettrai pas ici.

Sept albums de planches contact datés, redécouverts après son décès en 2014, témoignaient donc des premières années de travail du photographe : 

- Ruines, cimetières, saltimbanques, charognes.
- Picasso, Cocteau, Saint-John Perse.
- Les Gitans.
- Toros (ou plutôt, la corrida, objet de toutes les passions dans l'Arles d'alors).
- Les premiers nus.
- Fresque cinétique (198 clichés!).
- Langage des sables (série constituant le corps de la thèse qu'il soutiendra devant Roland Barthes, et qui sera validée sans appareil textuel ni théorique). 

 
Les premiers clichés sont ceux d'un jeune garçon hanté par des souvenirs de guerre dont les ruines l'environnent (il a dix ans lorsque sa maison est détruite par un bombardement), par le chagrin de l'orphelin (sa mère, avec laquelle il vivait seul, meurt après qu'il l'ait soignée, alors qu'il a 18 ans : persuadée qu'il sera un grand artiste, elle aura eu le temps, trois ans plus tôt, de lui offrir son premier appareil...), par des difficultés financières qui l'ont empêché de passer le baccalauréat, et pénétré de l'atmosphère étouffante, voire mortifère, du marais camarguais. Les corps de flamants roses sont assez poignants. Décomposition et ruine hantent donc les premiers clichés.

 On retrouve également des thèmes chers aux poètes modernes et aux surréalistes :
- acrobates, saltimbanques, travestissement, onirisme, avec des clichés d'enfants grimés, peu naturels mais émouvants cependant, comme si l'exhibition du faux leur permettait de laisser transparaître leur profonde mélancolie ;




- mannequins et poupées aux regards dardés vers d'inquiétants abîmes



L'esthétique graphique et surréaliste des clichés ne pouvait que séduire Picasso, puis Cocteau, face à un Lucien Clergue confiant et opportuniste (sans connotation péjorative), qui sut sauter sur les occasions, nouer des liens forts et porteurs. 




L'exposition retrace donc ensuite les rencontres avec quelques artistes, et les belles collaborations, comme celle du tournage du film de Cocteau Le Testament d'Orphée ou ne me demandez pas pourquoi (1960).
Les clichés pris par Clergue rappellent combien Cocteau mérite le surnom de "jardinier d'atmosphère" onirique et surréaliste.



Suivre le parcours de Clergue, c'est encore retrouver l'atelier de Picasso, et le célèbre profil à contre-jour de St John Perse.

"Ah! que revienne la présence une fois apprivoisée, pour s'engager dans l'oeuvre et guider le poète, qui n'a pas oublié que le beau pays natal est à reconquérir... !"
Amers, Saint-John Perse
Cette citation d'Amers me paraissait particulièrement adaptée au travail de Clergue, qui voyage, s'évade, sans jamais perdre de vue le Sud de la France, région mère de sa fascination pour la nature et l'éternel antique.
Justement, le goût du tragique et de la dramatisation lui étant parfois reproché par son entourage, le jeune Clergue se tourne également vers le nu.
Ses photos, prises dans la nature, pleines d'élan spontané, sont singulières et visionnaires à une époque où la plupart des photographes de nu ont tendance à se « caler » sur les dessinateurs et à rester dans des compositions académiques. 
Dans la populaire série Née de la vague, la joie du corps, vigoureux et incarné, s'associe à celle de la nature. Le visage n'est plus là, les plans sont rapprochés, le décor gommé : quête d'atemporalité, sans aucun doute, pour un homme obsédé par l'envie d'éternité. Comme des corps de divinités antiques, les modèles se font sculptures vivantes qui s'égayent dans l'eau. 




Cette série ne m'a pas beaucoup touchée, mais elle est intéressante, et importante dans l'histoire de la photographie. L'équilibre délicat entre composition graphique et vitalité naturelle m'a semblé particulièrement réussi dans la plupart des clichés, dont je ne connaissais que les plus célèbres.
La série préfigure peut-être la « révolution sexuelle » des années 1960-1970, comme le suggère le commentaire de l'exposition, mais elle exprime surtout la constante recherche, chez Clergue, de l'épure et de l'atemporalité. 
Par ailleurs, comme le rappelle pragmatiquement son modèle Bicou dans une belle interview filmée, elle était bien souvent grimaçante à cause des poses improbables que lui demandait Lucien (on imagine l'inconfort du modèle sur le dernier cliché), mieux valait donc que le visage disparaisse! Elle raconte que le plus souvent, elle posait un peu le matin ; puis, la lumière devenue impraticable, ils vivaient là, sur « leur » plage, toute la journée, elle faisait à manger, se baignait, bronzait, et Clergue buvait ses mouvements. A la fin de la journée, il savait exactement ce qu'il voulait, et la véritable séance pouvait commencer, dans la lumière de la fin de l'après-midi.  Au passage, Bicou / Wally Bourdet offre une saine réflexion sur le métier de modèle.

 Connu et reconnu, déjà collectionné et exposé à New-York, Clergue réunit, avec son ami d'enfance Jean-Marie Rouquette, un important fonds photographique (une quarantaine de photographes sont contactés et donnent des tirages) pour la création du musée Réattu, le tout premier lieu français consacré à une collection de photographie contemporaine. Dans la foulée, avec l'aide de l'écrivain Michel Tournier, ils créent les fameuses Rencontres d'Arles, dont j'ai déjà posté quelques compte rendus, ICI ou LA.
Lucien Clergue sera le premier photographe à entrer à l'Académie des Beaux-Arts, en 2006 (ouverture de la VIIIe section), comme quoi la reconnaissance du 8e art ne fait que commencer! 
 
Les photos de corrida sont difficiles à soutenir, mais, bien qu'il n'y ait probablement pas de dimension critique dans les clichés, elles ont au moins le mérite de montrer la souffrance de l'animal et ce qui est fait, après le spectacle, de la misérable carcasse d'un animal soi-disant admiré et honoré par de telles pratiques. 

La fresque cinétique met en valeur avec force les détails de la campagne provençale. Là encore, beaucoup d'esthétisme, dans la tendance de l'abstraction graphique, et peu d'émotion, comme en une sorte de nouvel académisme.



Même ressenti face à la série « Langage des sables », démonstration parfaite de l'importance de l'art de l'oeil du photographe (eh non, tout le monde ne pourrait pas en faire autant sur une plage...) parvenant à isoler, dans le tout vertigineux du sable, quelques magnifiques séquences visuelles, grâce à la maîtrise du cadrage, des contrastes et des luminosités. 



J'ai gardé, vous l'aurez compris, le meilleur (selon moi) pour la fin : Les Gitans.
Au Cannet, aux Saintes Maries de la mer, à l'église, au campement, partout sont le mouvement, la musique, et l'enfance.
Les communautés d'Arles sont saisies dans leur beauté festive et quotidienne, à une époque où personne ne regarde ces pauvres « voleurs de poules » tout juste sortis des camps d'internement de la Seconde Guerre.
Le regard que Clergue pose sur ces êtres à part est empreint de tendresse, de respect, d'admiration et de joie. C'est de très loin l'album que je préfère, le plus singulier également dans l'ensemble de son œuvre, et je m'arrête là pour laisser les photos vous envoûter.





C'est d'ailleurs sa fréquentation de cette communauté qui lui fera rencontrer Manitas de Plata et José Reyes, ainsi que ses fils, les Gipsy Kings. Amoureux de cette culture et de cette musique, Clergue présentera et fera connaître autant que faire se peut les deux générations.  


Voilà, je voulais en profiter pour vous parler des clichés de jeunesse de Hans Silvester (et notamment de ses Gitans également), mais au regard de la longueur de l'article, ce sera pour plus tard.

Petite remarque pour terminer : l'éclairage était très mal conçu, aucun cliché ou presque n'était épargné par les reflets, avec des murs entiers où chaque vitre était gâchée par une ou plusieurs ampoules. L'espace n'est pas du tout adapté : l'éclairage par plafonniers très haut placés tombe à pic sur les oeuvres. 

1 commentaire:

Ylliria a dit…

Merci pour cette belle découverte.