Le choix des morceaux, et toute la bande-son, y compris les petits bruits, les résonances, les échos, les vibrations, plongent instantanément le spectateur dans une Russie d'aujourd'hui bien concrète, et inquiétante.
Le personnage principal est inscrit très librement - et magnifiquement - dans la filiation de L'Idiot de Dostoïevsky : un "cascadeur social", dont la candeur et le manque d'à-propos touchent au sublime parce qu'ils ne viennent pas d'un manque de discernement mais d'un choix, du refus de capituler face au principe de réalité.
Devant lui, une fissure. Symbole facile ? Je ne trouve pas. Un point de départ, tout simplement. Ou, plus exactement, un point de fuite.
Il s'agit de sauver des locataires-cloportes, dans l'urgence.
La caméra, imperceptiblement épaulée, nous guide alors d'un pas décidé dans l'universelle maladie des abus de pouvoir, dont cette
Russie post-communiste, si vivante à l'écran, n'est assurément
qu'un exemple parmi tant d'autres. Puissants qui profitent ou périclitent, tombés plus bas que leurs victimes ; dans la haine, l'indifférence ou l'étouffement des scrupules. Il pourrait aussi bien s'agir de marchands d'armes, despatrons de multinationales, d'émirs ou de ministres de n'importe quelle prétendue démocratie.
Encadré par deux séries de coups insoutenables, le film suit l'Idiot solitaire dans un parcours au rythme parfaitement maîtrisé, fine succession de scènes pressantes qui prennent leur temps, de plans fixes et de travellings peignant la décadence à traits toujours plus précis.
Au bon moment, le rythme s'accélère pour devenir celui d'un thriller - car c'en est un
aussi, mené de main de maître. Suspendus à la roulette des décisions
d'urgence et des réseaux d'influence, pris dans l'étau des unités de temps et de lieu, le héros et le spectateur assistent à une farce tragique, haletants, abasourdis de voir le point d'acmé sans cesse reporté.
Le tout avec une admirable économie de moyens.
Aucune caricature d'une Russie fantasmée, tout y est jaugé au plus juste, des critiques et spectateurs russes le confirment. Et si la satire ne dépasse officiellement pas le niveau local (subvention par
le ministère de la culture oblige...), le sens extensible de la parabole
s'impose avec évidence. Tout est là.
L'Idiot est une poignante synthèse des maux de notre monde.
La condition des femmes, même de pouvoir.
L'alcoolisme
évidemment, ici parfaitement exhibé comme une chose si consubstantielle
à la survie qu'elle n'est plus un vice, mais une banalité quotidienne,
culturelle, vitale, omnipotente.
La libido narcissique qui annihile la conscience de soi et des autres. La corruption et le cynisme aboutis de médiocres
caciques cinquantenaires, desquels on reconstitue mentalement le parcours prévisible et toujours
recommencé, l'engrenage lent et implacable qui saisit, dès ses débuts,
petit à petit, le prétendant au pouvoir, jusqu'à tuer en lui toute
empathie, tout sens moral.
Ce n'est pas pour autant la nostalgie du communisme,
puisque l'objet même du film, la nature humaine, rend toute éthique du
pouvoir irréaliste. C'est l'échec de l'idéalisme, comme primat possible de la pensée sur les pulsions, à
tous les niveaux de la société.
Ne reste qu'une figure à aimer, et qu'on aime immédiatement, pour son humanisme désespéré, anthracite, rongé de tous côtés, qui tente au mépris de la raison de récupérer l'irrécupérable.
Ne reste que le regard atterré d'un Juste qui s'est volontairement égaré dans le grand monde, d'un durak, digne héritier de son père et du prince Mychkine, cramponné au bien par nature, par besoin, simplement parce qu'il est "comme ça", parce qu'il a ce handicap de la compassion et de l'honnêteté pour ou parmi ceux qui n'en ont plus. La douce folie de sous-estimer la gravité des complots, l'avilissement général, et de poursuivre sur la voie qu'il s'est choisie, même si tout lui crie qu'elle est sans issue.
L'Idiot laisse un goût métallique en bouche, des larmes de fer dans la gorge, mais réussit encore la prouesse de semer quelques
doses d'humour sur son passage.
Si "les sceptiques seront confondus" (Mommy), ce ne sera certes pas par la marche du monde... mais, peut-être, par l'existence ainsi rappelée de quelques êtres potentiellement capables de nous sauver tous, si nous acceptons de les suivre loin des murs familiers. Et comme je suis athée, ce n'est pas au Christ que j'ai pensé, mais à tous les merveilleux idiots connus et inconnus qui surnagent, oublieux de leur confort, à la surface de notre monde d'ombre, et y sèment d'insaisissables particules de lumière.
Ce film donne un corps infiniment présent à leur isolement. Un corps recroquevillé, abandonné sur la neige tassée par l'incurie, que l'on quitte plein d'amour impuissant.
Et en moi résonne depuis, et résonnera bien souvent désormais, face aux folies furieuses de l'humanité, cette interrogation désespérée que Dmitri adresse à sa compagne :
Ma chérie, ne vois-tu pas combien je te hais en ce moment?
1 commentaire:
Bonjour,
Je suis tellement contente de trouver sur le net le commentaire extrèmement bien écrit et touchant que tu fais au sujet du film
"L'Idiot" qui est passé sur Arté mercredi 29 mai 2019.
Il m'a bouleversée et j'ai cherché sur le net...des commentaires,la BO que tu donnes gentiment aussi.
Alors grand merci à toi.
Muriel
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