Pendant des années, j'ai posé pour des écoles d'art : dessin, peinture, sculpture.
Cela payait, entre autres petits boulots, les voyages, les cadeaux, les vêtements de mes années d'étudiante.
Un gagne-pain comme un autre, pas tout à fait... mais à mille lieues de l'image sulfureuse qu'ont pu donner Béart dans La Belle Noiseuse ou Adjani dans Camille Claudel.
Comment y ai-je pensé ? Tout naturellement, parce que le milieu de l'art m'était familier, quoique je ne dessine pas, et parce que la pose payait mieux que la plupart de mes autres jobs étudiant, même si le salaire horaire n'est pas si élevé au regard de la dureté. Les horaires étaient pratiques et flexibles : soirées, week-ends.
J'avais la chance d'habiter une ville où il y avait en ce domaine plus de demandes que de candidats. J'ai donc rapidement beaucoup travaillé, parfois jusqu'à 15 ou 20 heures par semaine, depuis les séances de dessin de deux heures où chaque pose se décompose
en instantanés de trente secondes, jusqu'aux stages de sculpture où l'on
dépasse la limite de ses forces afin de tenir, dix heures durant, le
cou en extension ou les jambes pliées, voire les deux à la fois. Mon physique bien en chair et en muscle, souvent complexant en photo, devenait un atout pour la structure et l'énergie des lignes.
De quelques idées reçues, et de ce que le modèle ressent
Les modèles sont-ils exhibitionnistes, ou même particulièrement à l'aise avec leur corps ? Du tout. Je n'aime pas être seins nus sur une plage si je n'y suis pas seule, par exemple.
La pose pour des sculpteurs met beaucoup en jeu, plus peut-être que la photo, mais pas la pudeur, car la distance est là. Alors, quoi ?
Une mise en scène : un socle, un peignoir que l'on enlève au dernier moment, une lumière, une frontière invisible, une bulle de méditation.
Une création : les poses sont proposées par les modèles ; chacun.e a sa personnalité, sa tendance à des poses académiques, naturelles, étranges... selon son corps et son goût. Lorsqu'on pose autant que je l'ai fait, il faut de l'imagination pour se renouveler, explorer la capacité inépuisable du corps humain à dessiner l'espace.
Une acceptation : tous les corps intéressent - enceints, âgés, maigres, massifs... et tous ont une beauté.
Les jours où, comme tout le monde un jour ou l'autre, on trouve son corps flasque, difforme, il y a toujours un élève ou un professeur pour admirer
une ombre, une courbe, une ligne, et tout va mieux.
On
apprend à se voir avec les yeux des autres, tellement plus indulgents,
tellement prêts à voir la beauté en nous quand nous ne sommes que
noirceur à notre égard.
Surtout, l'argile est une matière merveilleuse : elle gomme les défauts, restitue la puissance des contours et de tous les corps. Elle absorbe et renvoie une force vitale, brillante, mouvante, pleine de facettes. Elle se lisse, se cisèle et se déplace sous les belles mains qui la modèlent. Pour ceux qui l'ignoreraient, les sculptures en plâtre et en bronze commencent par là : un modelage en argile.
Une découverte de son corps, de son fonctionnement, de ses douleurs, de ses muscles et de ses articulations. Du vertige, lorsqu'on pose debout. La plupart des modèles ont une expérience du corps et du souffle : danseurs, chanteurs lyriques, yogis, etc.
Je le connais maintenant par coeur, ce corps : je sais où j'aurai mal, comment le mal évoluera avec les heures, où je dois masser, appuyer, alléger, étirer ; je suis devenue d'une rare immobilité dans la vie quotidienne, gestes parasites en allés.
Un échange : on donne sa lumière, son univers, son endurance ; viennent en retour (ou doivent être exigés) le respect, l'attention et la chaleur des regards.
Une rencontre, bien sûr, avec des artistes et des personnes variées, passionnantes.
Une force physique, dans la tension musculaire, l'élan à
conserver jusqu'au bout ; mentale surtout, car tout réclame de bouger, de soulager une pression, une douleur, une crampe. Rien n'est plus contraire au corps humain que l'immobilité complète. Assis des heures au travail, vous effectuez sans vous en apercevoir, en permanence, d'infimes changements dans la répartition de votre poids. Là, il ne faut pas ; si l'appui change, toute la posture change.
Un apprentissage de l'immobilité, de la méditation. De la patience. De la dilatation du temps. Des limites de l'épuisement nerveux et physique, toujours repoussées. Des heures à distraire la souffrance, à se concentrer sur telle ou telle chose, à détendre les muscles un par un, à déjouer l'esprit et à jouer avec ses rêves ou ses connaissances, entouré.e du recueillement souvent silencieux des hommes, femmes, retraité.e.s désoeuvré.e.s, artistes absorbé.e.s, jeunes élèves angoissé.e.s, qui essaient de voir plus loin que le bout de leur nez, de saisir le mouvement, la tension, la torsion ; qui cherchent à extraire votre substantifique moëlle, et non à faire de vous un être sexué ou érotisé. Qui parlent géométrie et non parties du corps.
La pose est une école de la vie, en plus d'un moyen de la gagner.
Tous les conseils sans cesse répétés aux élèves, des centaines de fois entendus, je rêve parfois de les mettre en application pour donner vie à mon tour à un rêve de glaise...
Instantanés
Ci-dessous, quelques réalisations par différents artistes ou élèves, abouties ou esquissées. Ce n'est plus vraiment moi, pourtant il y a comme un peu de ma sueur, de ma douleur et de mon esprit dans chacune... Elles flattent un aspect qui a séduit l'oeil de l'artiste, et contempler ces courbes réinventées me réconcilie à l'occasion avec moi-même et avec mon corps.
Si vous souhaitez connaître de bonnes écoles d'art à Nantes, pour amateurs ou professionnels, n'hésitez pas à laisser un commentaire ou un message.
7 commentaires:
Ce magnifique article, écrit avec l'élégance qui va avec le modèle, me parle et me touche. Tu décris si bien une réalité que je ne connais pas...C'est à donner envie de poser! Merci pour ces mots qui, lus avant de me coucher, m'apaisent et promettent de doux rêves, tout allégés par la poésie de cette belle description.
Sublime !
ça me donne envie de refaire du dessin de nu tiens ...
(épuisant aussi pour l'artiste ^^' )
Oui Kroko, c'est un aspect que malheureusement je ne connais pas, mais je vois bien que c'est intense pour l'artiste !
Quel bel article !
C'est une expérience que je ne connais pas du tout non plus, et je n'avais jamais réfléchi à tout ce que ça pouvait impliquer, au-delà du fait que j'aurais l'impression d'être morte de honte. Mais en te lisant je me rends compte qu'il n'est absolument pas question de ça dans la pose.
C'est une très belle approche du corps et de sa maîtrise. Ça m'évoque assez le travail de la danse, en fait.
Et le résultat est splendide, la couleur de l'argile, son modelage, je veux bien croire que le résultat fasse du bien !
Je suis contente de voir le résultat de toutes ces heures de pose !
Très beau... émouvant de lire cette relation corps-esprit, ce vécu. J'aime beaucoup la dernière sculpture
Très beau texte ! J'ai été, il y a longtemps, de l'autre côté, et je ne soupçonnais pas tout ce que cela impliquait pour le modèle (hormis la force physique et morale nécessaire pour tenir une posture!)
Article très intéressant, suivi de très belles photos... On peut dire que tu sais faire ressentir les émotions au travers de ton texte, Manon. Je pense que tu pourrais écrire des histoires très captivantes;)...
Matt qui écrit depuis son lieu de travail (mais Chhhht, ça reste entre nous, bien sûr).
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