vendredi 8 mai 2020

Le Seigneur des porcheries, de Tristan Egolf



  
"C'était étrange d'avoir un moment à soi - et pas seulement un moment, mais une pleine réserve de moments à venir, et dont aucun ne voulait venir, et dont aucun ne voulait lui faire la peau. S'il en avait eu la force, il en aurait rassemblé quelques-uns et les aurait serrés dans une boîte à cachets, pour plus tard".


John Kaltenbrunner est né dans une ferme du Midwest, dans la ville de Baker. Il s'y échine, écrasé par le mythe d'un père qu'il n'a pas connu. Son tempérament farouche et sa personnalité fruste, confrontés au rebut d'humanité qui peuple sa ville et à une malchance sauvage, finissent par lui construire une vie que le chien le plus malheureux fuirait en courant.
Mais pas John. John vit pour la vengeance.

"Nous pensons que le fin mot de l'affaire est le suivant : John était trop profondément ancré dans sa propre histoire à Baker pour faire ses valises et partir. Il n'aurait probablement jamais été en mesure de se supporter s'il avait quitté la ville sans d'abord mettre le feu à quelques centaines de magasins d'articles de pêches. Il y avait trop de choses en suspens dans son existence. Trop d'affaires qui restaient à résoudre. Il avait perdu une bataille de trop, fait quelques milliers d'erreurs de trop pour se retirer sans essayer au moins de revenir au score."

Rebut d'humanité ? Les bigotes cupides, les enseignants lâches, la brutalité, la mesquinerie, la veulerie, l'égoïsme, la haine, la cruauté, la bêtise, l'abrutissement suintent de chaque phrase, fouettent sans répit. Le roman est une fresque de caricatures si crues qu'elles regagnent en réalisme.

 "Horthense recula d'un pas, prise à contre-pied. Les diverses composantes de son profil se crispèrent sourdement, comme si elles étaient un instant passées aux mains d'un marionnettiste arthritique."

La société entière y passe : ouvriers alcooliques, bourgeois rétrécis, éboueurs méprisés, immigrés déchus, grenouilles de bénitier spoliatrices, policiers fainéants, industrie agroalimentaire inqualifiable, médiocrité politique...

"Selon les termes de Dale Murphy, la plèbe de Baker est une foule surmenée, intarissablement mélancolique, de patriotes sectaires qui verraient volontiers tous leurs voisins bien-aimés se balancer au bout d’une cravate en fil de fer, pendus aux réverbères tout au long de la route du boulot. C’est le pays des autocollants « Jésus est parmi nous ! » sur les râteliers à fusils, le pays où l’église est le pivot de la vie quotidienne, où la marque de sa voiture compte plus pour le prestige d’un homme que sa femme, où les racines familiales plongent, et parfois s’entrelacent, aussi profond que l’eau de source. La communauté tourne autour de mariages, d’enterrements, de rencontres sportives scolaires, de la maxime éternelle selon laquelle « ça ne peut pas merder si je bosse un max », et de l’absorption quotidienne d’une quantité aussi importante que possible de bibine."

 "Plus on attendait pour attaquer la question centrale - plus on s'en écartait pour courir après des leurres, plus on cavalait sur des fausses pistes -, plus l'ardoise s'alourdissait irrévocablement. C'était cette mentalité proverbiale de rat de travail consistant à prendre une chose après l'autre, au lieu d'aller droit à la jugulaire, qui réduisit Baker à un bourbier bureaucratique quadriplégique en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. "


Egolf a le goût de l'énumération ; ça pourrait lasser, mais ce foisonnement baroque m'a semblé parfaitement adapté à l'atmosphère et aux intentions de l’œuvre. Inspirés, les inventaires ne sont ni lourds ni laborieux, tant la satire gronde.

"Une partie de lui-même voulait dire que, oui, sa réinsertion progressait à merveille – depuis sa libération il avait appris à trancher la jugulaire électrocutée sous tous les angles possibles et imaginables, à baragouiner des chapelets de jurons en espagnol des ghettos, à désinfecter à l’acide borique son appartement envahi par les cafards, à laver à la main son linge trempé de sang dans un bac de douche, à préparer des plats pour micro-ondes sur une cuisinière classique sans roussir la purée, à débiter d’un seul trait une poignée de vannes de prolo, les subtilités poétiques des tubes country du moment, que tous les nègres ont le nez épaté parce que Dieu a dû leur poser le pied sur la figure pour arracher la queue, que le devoir de l’homme est d’obéir à Dieu, mais que le devoir de la femme est d’obéir à l’homme, que les Hessiens de Pottville mangent leurs enfants, qu’il vaut mieux voir sa femme se tirer avec un Juif que son gosse rouler sur une moto japonaise et que, à ce propos, les Japs redevenaient complètement incontrôlables – serait temps de leur en balancer une autre -, que tous les étrangers devraient être bannis sur un lointain récif corallien et puis, hop ! une grenade à fragmentation, à voter républicain ou mourir, qu’il n’y a rien de meilleur pour l’âme qu’une bonne journée de travail, qu’un bon pédé est un pédé mort, à s’abrutir d’alcool comme seul moyen de trouver le sommeil, et que, pour tout dire, à ce train-là il serait complètement amendé en un rien de temps. Oui, il faisait des progrès notables."

On pourrait le comparer à l'excellente Conjuration des imbéciles de Toole, mais ce serait superficiel. Ignatius Reilly est plus léger, odieux et cultivé ; John Kaltenbrunner est un héros de tragédie crûment réaliste, travaille, se bat seul, sans gémir, et conserve un certain sens du collectif. Le roman d'Egolf est moins redondant, l'intrigue beaucoup plus sophistiquée, le monde social bien plus présent. Toole laisse la trace d'une litanie ; Egolf une série de scènes indélébiles, comme un film dur et barré.

John, en bon déchet social, échoue donc, en intérim, aux abattoirs et aux ordures. Le milieu rejoignant le symbole, ce sont de grands passages du roman, à mon sens assez inoubliables. La description de l'industrie de viande de dindes dégoûte à jamais de la viande industrielle ; elle est pire que des images, et je n'en reproduis rien ici. Âmes sensibles, vous voilà prévenues.

"La pièce où il se trouvait était baignée des relents de la mort, tout comme l'air à un kilomètre à la ronde était lourdement chargé d'arômes de sang et de viscères. A présent, assis à portée d'oreille du bourdonnement soutenu de la chaîne de nettoyage et du crissement lancinant des chariots et des lames rotatives, il avait l'impression d'entrer dans le ventre de la baleine. Il était moins effrayé que songeur : cela commençait à corroborer les assertions des divers champions des armes à feu et de la chasse, qui clament haut et fort que les opérations par lesquelles la viande arrive dans nos assiettes feraient passer pour d'aimables amis de la nature les hordes de trolls lourdement armés qui sillonnent les forêts en quête de cerf à massacrer. Ce qui est plutôt vrai, en dépit de la bassesse de plafond générale de la majorité des chasseurs ; tout comme il est parfois nécessaire de "distinguer l'homme de l'artiste", il est aussi essentiel de savoir faire crédit d'une juste conclusion sans égard pour l'apparente incapacité spirituelle ou intellectuelle de son ou de ses auteur(s)." 


"Statistiquement, chaque citoyen civilisé produit chaque année un minimum de mille pour cent de son poids en déchets. Chaque société "civilisée" recule devant ce monceau comme devant la contagion elle-même, reléguant ainsi la strate la plus basse de sa population au soin de l'en débarrasser. L'éboueur ordinaire participait autant de l'anathème pour cette société que lesdits déchets. Le boueux n'avait pas plus sa place parmi les citoyens respectables que les ordures dont il venait le soulager n'avaient leur place sur le tapis du salon."

La soif de vengeance, une fois déclarée, accouche difficilement, car John, seul, apparaît comme l'insignifiance, l'impuissance-même, dont les premières révoltes ont été durement écrasées.

"L'un dans l'autre, ce retour fut un non-événement. John avait escompté, peut-être même espéré, un petit quelque chose de plus pour annoncer son arrivée - quelques croix en feu ou des foules prêtes à le lyncher sur la pelouse, un sabbat de méthodistes lui barrant la route, une délégation du conseil des écoles, n'importe quoi."

 "Les virtualités étaient innombrables, mais les possibilités réelles étaient inexistantes. Il se retrouva exactement là où il avait commencé – contemplant le feu sans raison particulière de bouger."

Mais le grain monte, ne cesse de gagner en puissance, et ce jusqu'à l'arme fatale : la grève des éboueurs.

"Il n'y avait que juste après l'aube que nous pouvions nous aventurer à l'air libre. Quand nous le faisions, nous fouillions les rues du regard, admirant le carnage comme des parents fiers. Le merdier obtenu était véritablement incroyable. Il surpassait toutes nos espérances. En à peine plus d'un mois et demi, Baker s'était métamorphosé en un cloaque grouillant à côté duquel la décharge elle-même ressemblait à un parc sur la Riviera. C'était comme si l'égout de la communauté avait soudain été obturé et que tous les effluents avaient débordé en incessantes vagues de putréfaction. C'était un parfait rappel de tout ce qui avait toujours plané à l'envers du décor : ce qui entrait, ce qui sortait, et ce qui sortait, quand personne ne s'en occupait, n'allait nulle part. Il s'accumulait de tous côtés, s'immobilisant sous son propre poids, puis basculant en coulées informes. Il colonisait les vérandas, bordait les paillassons et les escaliers, constellait les allées de gravier et les trottoirs, remuant sans cesse sous l'effet du travail de sape de charognards invisibles. Cygnes en porcelaine et nymphes de laiton étaient souillés de moutarde et d'huile de friture."

Le choix d'un narrateur interne côtoyant John et du récit rétrospectif magnifie l'expérience collective.

"L'impact de John sur nos vies fut incalculable. Les cinq mois que nous avons passés en sa compagnie furent capitaux sur deux fronts : pour John ils sonnèrent la rétribution de toute une vie, la culmination et la libération de toutes les énergies jusque-là entravées ; un règlement de compte bien mérité et longtemps attendu. Pour nous, ils signifièrent un bon coup de pied au cul tout aussi mérité ; la fin de la stupeur catatonique, de la soumission servile ; une sonnerie de réveil et un point d'embarquement." 

 "Imaginez vingt et un torche-collines raides morts se percutant les uns les autres en pourchassant un porcelet lubrifié et terrifié. Quatre mois plus tôt, nous noyions notre éternelle tristesse sans rien d'autre devant nous délétère étendue à l'infini. Et nous voilà, une saison plus tard, bourrés comme des coings mûrs à la barbe du contribuable, sans boulot, intoxiqués à l'essence de briquet, sujets de discussions publiques enflammées, titubant dans un jardin en friche aux trousses d'un cochon volé. Il y avait ainsi quelques événements de choix qui justifiaient la grève sous le pur angle de l'esthétique. Celui-ci en était un..... quoi qu'il advienne des journées à venir, cette nuit serait quelque chose que personne ne pourrait nous enlever. Elle était à nous maintenant. Nous la porterions en nous pour le restant de nos jours. Et même si personne d'autre que nous ne pouvait jamais en comprendre la valeur intrinsèque, c'était sans importance. Nous comprendrions. Nous avions été là. Nous avions vu. C'était la seule preuve qu'il nous faudrait jamais"

Alors, de la tornade au match dantesque, du massacre des dindes de batterie évadées aux monceaux d'ordures, c'est une sorte d'"apocalypse joyeuse"qui s'offre à nous, jusque dans les églises et les cimetières. La traduction de Rémy Lambrechts, d'une qualité remarquable, rend la langue d'Egolf pantelante, dense, d'une richesse et d'une puissance qui s'enrayent et s'entraînent mutuellement toujours plus loin, jusqu'à des délires d'une lucidité fulgurante, qu'un Bosch ou un Brueghel n'auraient probablement pas reniés. Le Seigneur des porcheries est in fine un voyage fantasmagorique accéléré dans le quotidien des oubliés de la grande Amérique, enfer sur terre dont il s'agit de devenir le patron, enfin.

"Ils venaient de mettre en place leurs lances et s'apprêtaient à commencer quand les vitraux finirent par céder, explosant avec le grondement d'un coup de canon. Des milliers d'éclats de verre brûlants s'abattirent en pluie sur la rue. Les pompiers firent le dos rond et s'égaillèrent à travers les restes de la Cène, examinant leurs tuyaux à la recherche de dégâts et retirant des éclats d'apôtres de leur tunique. Un véritable lac de fumée s'écoula de l'ouverture maintenant béante. A l"intérieur, un mur de flammes dévorait la résurrection. Les mosaïques du mur opposé s'effritaient et tombaient par pans entiers. L'un des battants du portail finit par céder et bascula cul par-dessus tête au bas des marches et jusque dans la rue."

Entre dégoût et désespoir de cause, on s'étrangle de fureur et on rit jaune, ne sachant si l'on déteste ou si l'on adore John, lutteur solitaire que la société tient sous une coupe bue jusqu'à la lie, seigneur des porcheries humaines et des limbes de la révolte. C'est noir et troué de lumière, parfait pour réveiller des rêves de combat. Parce qu'à la page 595, il y a la liste, maigre mais immense, des gains de l'apocalypse.

"il s'assit dans le noir, se rendant compte une fois pour toutes que Baker, après avoir essayé de le briser par tous les biais imaginables, avait fini par se résoudre à tenter de l'assassiner de sang-froid. Et Baker avait échoué. Il se laissa envahir par un sentiment de triomphe. Pour la première fois de sa vie, il s'était montré digne de l'assertion première d'Isabelle : on ne peut pas tuer ce qui refuse de mourir."

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Le Seigneur des porcheries, (sous-titré Le temps venu de tuer le veau gras et d'armer les justes), 1998, Gallimard puis Folio, 600 p. 

Premier roman de Tristan Egolf (1971-2005), activiste, refusé par plus de 70 éditeurs américains.

Il a eu le temps, avant son suicide, d'en écrire un autre, Jupons et violons, que j'ai hâte de me procurer.
 

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